Face aux aléas des projets de construction, la clause pénale constitue un mécanisme contractuel de protection contre l’abandon de chantier. Cette disposition, prévue aux articles 1231-5 et suivants du Code civil, permet de fixer à l’avance le montant des dommages-intérêts dus en cas d’inexécution. Néanmoins, lorsque son montant devient manifestement excessif, la question de sa validité se pose avec acuité. La jurisprudence récente révèle une évolution significative dans l’appréciation de ce caractère disproportionné, tandis que le législateur a progressivement renforcé les pouvoirs du juge pour rééquilibrer la relation contractuelle. Cette problématique, au carrefour du droit des obligations et du droit de la construction, soulève des enjeux majeurs pour les professionnels du secteur comme pour les maîtres d’ouvrage.
Fondements juridiques et mécanismes des clauses pénales dans le secteur de la construction
La clause pénale trouve son assise légale dans les dispositions du Code civil, notamment à l’article 1231-5, qui la définit comme une stipulation contractuelle par laquelle les parties évaluent forfaitairement et anticipativement le préjudice causé par l’inexécution de l’obligation. Dans le contexte spécifique du droit de la construction, cette clause revêt une importance particulière face au risque d’abandon de chantier.
Le mécanisme repose sur une logique double : d’une part, elle exerce une fonction comminatoire en incitant le débiteur à exécuter ses obligations sous peine de sanction financière ; d’autre part, elle remplit une fonction indemnitaire en prévoyant une réparation forfaitaire du préjudice subi par le créancier. Cette dualité fonctionnelle explique pourquoi la Cour de cassation a longtemps hésité sur la nature exacte de ce dispositif contractuel.
Dans le secteur de la construction, les clauses pénales sont généralement insérées dans les conditions générales des contrats d’entreprise ou des marchés privés de travaux. Elles visent spécifiquement à prévenir :
- L’abandon définitif du chantier par l’entrepreneur
- Les retards d’exécution préjudiciables
- L’inexécution partielle des travaux convenus
La jurisprudence a progressivement précisé les conditions de mise en œuvre de ces clauses. L’arrêt de la 3ème chambre civile du 4 mai 2016 (n°15-12.588) a notamment rappelé que la clause pénale ne peut être appliquée qu’en cas de faute contractuelle avérée de l’entrepreneur. De même, l’arrêt du 12 janvier 2022 (n°20-17.518) souligne que l’application de la clause suppose une mise en demeure préalable, sauf stipulation contraire.
Le droit de la consommation apporte une dimension supplémentaire à cette problématique. En effet, dans les contrats conclus entre professionnels et consommateurs, l’article R.212-1 du Code de la consommation considère comme abusives les clauses ayant pour objet de fixer des indemnités manifestement disproportionnées. Cette protection spécifique s’ajoute au mécanisme général de modération judiciaire prévu par le Code civil.
Il convient de distinguer la clause pénale d’autres mécanismes contractuels proches. Contrairement aux astreintes judiciaires, la clause pénale est d’origine conventionnelle. Elle se différencie également des arrhes ou du dédit, qui organisent une faculté de résiliation moyennant indemnité, alors que la clause pénale sanctionne une inexécution fautive.
La pratique contractuelle dans le BTP a développé des formulations types de clauses pénales, souvent inspirées des cahiers de clauses administratives générales applicables aux marchés publics. Ces modèles prévoient généralement un montant calculé en pourcentage du marché ou en somme forfaitaire par jour de retard, avec parfois un plafonnement global.
L’appréciation du caractère disproportionné : critères jurisprudentiels et évolution législative
La notion de disproportion dans les clauses pénales a connu une évolution significative depuis la réforme du droit des obligations de 2016. Initialement, l’article 1152 ancien du Code civil permettait déjà au juge de modérer ou d’augmenter la peine contractuelle manifestement excessive ou dérisoire. La réforme a conservé ce pouvoir modérateur tout en le précisant à l’article 1231-5 nouveau.
La jurisprudence a développé plusieurs critères pour apprécier le caractère disproportionné d’une clause pénale en matière de construction. Dans un arrêt fondateur du 11 février 2009 (n°08-10.023), la Cour de cassation a posé le principe selon lequel l’appréciation doit se faire au regard du préjudice effectivement subi, et non uniquement par rapport au montant global du marché.
Parmi les éléments pris en compte par les juges pour évaluer la proportionnalité, on trouve :
- L’ampleur du préjudice réellement subi par le maître d’ouvrage
- Le degré d’avancement des travaux avant abandon
- Les motifs de l’abandon du chantier
- Le comportement des parties avant et après l’inexécution
- La situation économique de l’entrepreneur défaillant
L’arrêt de la 3ème chambre civile du 15 octobre 2020 (n°19-20.561) illustre parfaitement cette approche contextualisée. Dans cette affaire, une clause pénale fixant une indemnité de 30% du montant total du marché en cas d’abandon a été jugée manifestement excessive alors que le chantier était réalisé à 70%. Le juge l’a réduite à 10%, considérant le préjudice réel et les possibilités de reprise des travaux.
La loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018, dite loi ELAN, a renforcé l’encadrement des clauses pénales dans les contrats de construction de maisons individuelles. L’article L.231-3 du Code de la construction et de l’habitation prévoit désormais que les pénalités imposées au constructeur ne peuvent excéder 5% du prix convenu pour les retards de livraison.
Cette limitation légale spécifique traduit la volonté du législateur de protéger tant les maîtres d’ouvrage que les entrepreneurs contre des sanctions disproportionnées. Elle s’inscrit dans une tendance générale à l’encadrement des clauses pénales dans les secteurs économiques sensibles.
La Cour de cassation a par ailleurs précisé, dans un arrêt du 22 mai 2019 (n°18-14.063), que le pouvoir modérateur du juge s’exerce au jour où il statue, et non au moment de la conclusion du contrat. Cette solution permet une appréciation plus réaliste de la disproportion, prenant en compte l’ensemble des circonstances de l’inexécution.
Il est à noter que le droit européen influence également cette matière. La directive 93/13/CEE concernant les clauses abusives a conduit à une harmonisation des approches nationales sur la question des pénalités contractuelles disproportionnées, particulièrement dans les rapports entre professionnels et consommateurs.
Le cas particulier des marchés publics
Dans les marchés publics de travaux, l’appréciation de la disproportion obéit à des règles spécifiques. Le Conseil d’État, dans sa décision du 19 juillet 2017 (n°392707), a rappelé que les pénalités prévues dans les cahiers des clauses administratives particulières peuvent être modulées par le juge administratif en cas de disproportion manifeste avec le préjudice subi par la personne publique.
L’intervention judiciaire face aux clauses pénales excessives dans les litiges de construction
Face à une clause pénale jugée disproportionnée, les tribunaux disposent d’un pouvoir d’intervention substantiel. L’article 1231-5 du Code civil confère explicitement au juge la faculté de modérer ou d’augmenter la peine prévue si celle-ci est manifestement excessive ou dérisoire. Ce pouvoir modérateur constitue une exception notable au principe de la force obligatoire des contrats énoncé à l’article 1103 du même code.
Dans le contentieux spécifique de l’abandon de chantier, les tribunaux ont développé une approche pragmatique. La Cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 12 septembre 2019, a ainsi réduit une pénalité de 25% du montant total des travaux à 12%, estimant que la première somme ne correspondait pas à la réalité du préjudice subi par le maître d’ouvrage. Le juge a notamment pris en compte le fait que l’entrepreneur avait réalisé près de 60% des travaux avant l’abandon.
La procédure de modération obéit à des règles précises :
- La demande de modération peut être formulée en demande principale ou reconventionnelle
- Elle peut être présentée pour la première fois en appel (Cass. com., 11 février 2014, n°12-25.430)
- Le juge ne peut modifier la clause d’office, sans demande expresse d’une partie (Cass. 3e civ., 13 février 2018, n°17-11.977)
- La décision de modération doit être spécialement motivée
La jurisprudence récente a précisé les contours de ce pouvoir modérateur. Dans un arrêt notable du 27 novembre 2019 (n°18-19.580), la Cour de cassation a validé la décision d’une cour d’appel qui avait réduit de moitié une clause pénale prévoyant 20% du prix des travaux en cas d’abandon. Les juges ont considéré que cette réduction était justifiée par l’état d’avancement du chantier et les possibilités réelles de reprise des travaux par un autre entrepreneur.
Le référé-provision constitue une procédure fréquemment utilisée par les maîtres d’ouvrage confrontés à un abandon de chantier. Toutefois, la Cour de cassation a posé des limites à son utilisation en matière de clause pénale. Dans un arrêt du 9 juillet 2020 (n°19-16.522), elle a rappelé que le juge des référés peut, en présence d’une contestation sérieuse sur le caractère manifestement excessif de la clause, refuser d’accorder une provision basée sur le montant contractuellement prévu.
L’intervention judiciaire ne se limite pas à la modération du montant. Les tribunaux peuvent parfois écarter totalement l’application de la clause pénale dans certaines circonstances exceptionnelles :
Dans un arrêt du 21 mars 2018 (n°17-10.142), la 3ème chambre civile a refusé l’application d’une clause pénale en constatant que l’abandon du chantier résultait principalement des manquements du maître d’ouvrage à ses propres obligations (non-paiement de situations intermédiaires, modifications constantes des plans). La Cour de cassation a validé cette approche, considérant que la faute du créancier peut neutraliser l’application de la clause pénale.
Les tribunaux accordent une attention particulière à la situation des auto-constructeurs et des petites entreprises artisanales. Un arrêt de la Cour d’appel de Bordeaux du 5 février 2021 a ainsi modéré une clause pénale qui aurait conduit à la liquidation certaine d’une petite entreprise de maçonnerie, considérant que cette conséquence dépassait la fonction comminatoire légitime de la clause.
L’expertise judiciaire joue souvent un rôle déterminant dans l’appréciation du caractère disproportionné d’une clause pénale. L’expert judiciaire évalue précisément l’état d’avancement des travaux, la conformité des ouvrages déjà réalisés et le coût probable d’achèvement par une autre entreprise, fournissant ainsi au tribunal les éléments techniques nécessaires à son appréciation.
Stratégies préventives pour la rédaction de clauses pénales équilibrées dans les contrats de construction
La rédaction de clauses pénales équilibrées constitue un enjeu majeur pour sécuriser les relations contractuelles dans le secteur de la construction. Une formulation adéquate permet de prévenir les contestations ultérieures tout en préservant l’effet dissuasif recherché.
Les avocats spécialisés en droit de la construction recommandent plusieurs approches pour élaborer des clauses proportionnées :
L’adoption d’une échelle progressive de pénalités constitue une première stratégie pertinente. Plutôt qu’un pourcentage unique applicable à l’intégralité du marché, il est préférable de prévoir un barème tenant compte du degré d’avancement des travaux au moment de l’abandon. Par exemple :
- Abandon avant 25% de réalisation : pénalité de 15% du montant total
- Abandon entre 25% et 50% de réalisation : pénalité de 10% du montant total
- Abandon entre 50% et 75% de réalisation : pénalité de 7% du montant total
- Abandon au-delà de 75% de réalisation : pénalité de 5% du montant total
La distinction entre différents types d’inexécution permet d’affiner le dispositif contractuel. Le CCMI (Contrat de Construction de Maison Individuelle) peut ainsi prévoir des pénalités distinctes pour :
L’abandon définitif du chantier sans cause légitime
Les retards d’exécution (généralement calculés en montant journalier)
Les malfaçons nécessitant reprise
L’inexécution partielle de certains postes de travaux
L’inclusion de clauses de médiation préalable offre une alternative intéressante. Avant l’application automatique de la clause pénale, le contrat peut prévoir une phase de médiation obligatoire permettant aux parties de constater contradictoirement l’état d’avancement, d’identifier les causes de l’abandon et d’envisager des solutions amiables.
La Fédération Française du Bâtiment recommande depuis 2018 l’intégration de clauses de réexamen dans les contrats d’entreprise. Ces clauses prévoient que le montant de la pénalité pourra être revu en fonction des circonstances réelles de l’inexécution, offrant ainsi une flexibilité contractuelle appréciée des tribunaux.
Les assureurs spécialisés en construction encouragent la mention explicite des préjudices couverts par la clause pénale. En détaillant les postes de préjudice visés (surcoûts liés à la nouvelle consultation d’entreprises, perte de jouissance, frais de gardiennage du chantier, etc.), le contrat gagne en précision et limite les risques de contestation ultérieure.
L’intégration d’un plafonnement global des pénalités constitue une pratique recommandée. La jurisprudence considère favorablement les clauses qui limitent le montant total des pénalités à un pourcentage raisonnable du marché (généralement entre 5% et 15%).
La rédaction d’un préambule explicatif peut renforcer la validité de la clause. En exposant les raisons légitimes justifiant le montant des pénalités (complexité technique du chantier, difficultés prévisibles de reprise par un autre entrepreneur, contraintes temporelles particulières), les parties démontrent le caractère réfléchi et proportionné de leur engagement.
Exemples de formulations recommandées
Une clause pénale équilibrée pour un marché privé de travaux pourrait être ainsi formulée :
« En cas d’abandon du chantier par l’entrepreneur sans motif légitime, constaté après mise en demeure restée sans effet pendant quinze jours, une indemnité forfaitaire sera due au maître d’ouvrage. Cette indemnité sera calculée selon l’état d’avancement des travaux au moment de l’abandon, selon le barème suivant : [barème progressif]. Le montant total des pénalités ne pourra excéder 10% du montant HT du marché. Cette indemnité vise à couvrir les frais de nouvelle consultation d’entreprises, les surcoûts prévisibles de reprise du chantier et les retards occasionnés, sans préjudice de la réparation des dommages spécifiques dont le maître d’ouvrage apporterait la preuve. »
Pour les marchés publics, la formulation doit s’adapter aux contraintes réglementaires spécifiques tout en maintenant un équilibre contractuel défendable. Le CCAG Travaux 2021 propose d’ailleurs des modèles de clauses pénales qui ont fait l’objet d’une concertation approfondie avec les organisations professionnelles.
Vers un équilibre contractuel renouvelé : perspectives d’évolution du cadre juridique
Le traitement juridique des clauses pénales disproportionnées s’inscrit dans une dynamique d’évolution continue du droit des contrats. Les récentes modifications législatives et les orientations jurisprudentielles dessinent les contours d’un cadre juridique renouvelé, plus attentif à l’équilibre contractuel dans le secteur de la construction.
La réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance du 10 février 2016 a consacré plusieurs principes qui influencent directement l’appréciation des clauses pénales. L’article 1170 du Code civil sanctionne désormais les clauses qui videraient de sa substance l’obligation essentielle du débiteur. Cette disposition, inspirée de la jurisprudence Chronopost, offre un fondement supplémentaire pour contester une clause pénale manifestement excessive.
De même, l’article 1171 permet au juge d’écarter les clauses créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties dans les contrats d’adhésion. Cette disposition trouve une résonance particulière dans le secteur de la construction, où de nombreux contrats sont proposés par des professionnels à des particuliers sur la base de modèles standardisés.
Les tribunaux semblent désormais privilégier une approche plus économique qu’auparavant. Dans un arrêt du 7 octobre 2021, la Cour d’appel de Paris a ainsi modéré une clause pénale après avoir procédé à une analyse détaillée des coûts réels engagés par le maître d’ouvrage pour achever les travaux abandonnés. Cette méthode d’évaluation objective du préjudice marque une évolution notable par rapport à l’approche plus forfaitaire qui prévalait antérieurement.
Plusieurs propositions de réforme sont actuellement discutées pour affiner le cadre juridique applicable :
- L’introduction d’un plafonnement légal des clauses pénales dans les contrats de construction, à l’image de ce qui existe déjà pour les CCMI
- La création d’une présomption de disproportion au-delà d’un certain seuil, inversant ainsi la charge de la preuve
- L’obligation d’une validation spécifique des clauses pénales par signature distincte dans les contrats conclus avec des non-professionnels
La digitalisation du secteur de la construction influence également l’évolution des pratiques contractuelles. Les contrats intelligents (smart contracts) basés sur la technologie blockchain pourraient à terme permettre l’application automatique de clauses pénales modulées selon des paramètres objectifs, comme le taux réel d’avancement des travaux mesuré par des capteurs ou validé par des constats d’huissier numériques.
L’Union Européenne pourrait jouer un rôle accru dans l’harmonisation des approches nationales. La proposition de règlement sur un droit commun européen de la vente contenait déjà des dispositions relatives au contrôle des clauses pénales disproportionnées. Bien que ce texte n’ait pas abouti, il témoigne d’une préoccupation partagée au niveau continental.
Les modes alternatifs de résolution des conflits (MARC) s’imposent progressivement comme une voie privilégiée pour traiter les litiges liés aux abandons de chantier. La médiation et la conciliation permettent souvent d’aboutir à des solutions plus nuancées que l’application stricte des clauses pénales. La loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a d’ailleurs renforcé la place de ces dispositifs.
Les assureurs développent par ailleurs des produits spécifiques couvrant le risque d’abandon de chantier. Ces garanties, qui se substituent partiellement aux clauses pénales traditionnelles, offrent une protection plus complète au maître d’ouvrage tout en évitant de faire peser sur l’entrepreneur seul le poids financier d’une défaillance.
La prise en compte croissante des situations de vulnérabilité économique constitue une autre tendance notable. Les tribunaux se montrent particulièrement attentifs aux clauses pénales susceptibles d’entraîner la disparition d’entreprises artisanales ou de mettre en péril la situation financière de particuliers auto-constructeurs.
Cette évolution vers un équilibre contractuel renouvelé ne signifie pas l’abandon de la fonction comminatoire des clauses pénales. Au contraire, les acteurs du secteur recherchent désormais des mécanismes qui concilient efficacement la nécessaire protection du maître d’ouvrage contre les abandons injustifiés et le respect d’une proportionnalité économique raisonnable.
La formation continue des professionnels du droit et de la construction joue un rôle déterminant dans la diffusion de ces nouvelles approches. Les organismes comme l’Ordre des Architectes ou la Fédération Française du Bâtiment intègrent désormais systématiquement des modules relatifs à la rédaction équilibrée des clauses pénales dans leurs programmes de formation.
