Face à l’augmentation des contentieux dans la commande publique, la question de la suspension des marchés publics pour soupçons de favoritisme s’impose comme un enjeu majeur de transparence et d’équité. En 2023, près de 15% des procédures de passation ont fait l’objet de recours, dont un tiers concernait des allégations de favoritisme. Le cadre juridique français, renforcé par les directives européennes, offre désormais des mécanismes préventifs et correctifs pour garantir l’intégrité des procédures. Cette problématique se situe à l’intersection du droit administratif, du droit pénal et des principes fondamentaux de la commande publique, soulevant des questions complexes sur l’équilibre entre efficacité administrative et protection contre les dérives.
Le cadre juridique de la lutte contre le favoritisme dans les marchés publics
Le favoritisme dans les marchés publics constitue un délit spécifique défini par l’article 432-14 du Code pénal comme « le fait de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession ». Cette infraction est punie de deux ans d’emprisonnement et de 200 000 euros d’amende.
Le cadre normatif s’articule autour du Code de la commande publique, entré en vigueur le 1er avril 2019, qui consolide les règles applicables aux marchés publics et aux concessions. Ce texte intègre les principes fondamentaux de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures, issus tant du droit national que des directives européennes 2014/24/UE et 2014/25/UE.
La jurisprudence administrative a progressivement affiné les contours de ces principes. L’arrêt Société Armor SNC du Conseil d’État (CE, 3 novembre 1995) a posé les jalons du contrôle juridictionnel en matière de favoritisme, tandis que l’arrêt Smirgeomes (CE, 3 octobre 2008) a précisé les conditions de recevabilité des recours contre les procédures de passation.
Les manifestations du favoritisme dans la pratique
Le favoritisme peut se manifester à différentes étapes de la procédure de passation :
- Lors de la définition des besoins, par des spécifications techniques orientées
- Dans les critères de sélection, par des exigences sur-mesure pour un candidat
- Pendant l’analyse des offres, par une appréciation biaisée
- Dans la phase de négociation, par la communication d’informations privilégiées
La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 14 février 2007 que le délit de favoritisme est constitué même en l’absence d’enrichissement personnel du décideur public. La simple violation des règles de la commande publique avec l’intention d’avantager un candidat suffit à caractériser l’infraction.
Le Conseil d’État a quant à lui développé une jurisprudence nuancée, distinguant les irrégularités substantielles, susceptibles d’entraîner l’annulation de la procédure, des irrégularités formelles sans incidence sur le choix du cocontractant (CE, SMIRGEOMES, 3 octobre 2008).
Les mécanismes préventifs de détection des soupçons de favoritisme
La prévention du favoritisme repose sur plusieurs dispositifs de contrôle a priori des procédures de passation. Le contrôle de légalité exercé par les préfets constitue un premier rempart contre les irrégularités. Les marchés publics des collectivités territoriales sont soumis à transmission obligatoire au représentant de l’État lorsqu’ils dépassent certains seuils (214 000 € HT pour les marchés de fournitures et services, 5 350 000 € HT pour les marchés de travaux).
Les Chambres régionales des comptes participent à cette vigilance préventive à travers leurs contrôles de gestion. Si elles ne peuvent directement suspendre une procédure, leurs observations peuvent alerter sur des pratiques à risque et déclencher d’autres mécanismes de contrôle.
La Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) joue un rôle indirect mais significatif en garantissant la transparence des procédures. Le droit d’accès aux documents administratifs relatifs aux marchés publics permet aux candidats évincés d’obtenir des informations sur les motifs de rejet de leur offre et les caractéristiques de l’offre retenue, favorisant ainsi la détection d’éventuelles irrégularités.
Les outils technologiques au service de la transparence
Les plateformes dématérialisées de passation des marchés publics contribuent à réduire les risques de favoritisme en assurant une traçabilité des opérations. Le profil d’acheteur, obligatoire depuis le 1er octobre 2018 pour les marchés dont la valeur est égale ou supérieure à 40 000 € HT, permet de conserver l’historique des échanges avec les candidats et de garantir l’égalité de traitement.
Des outils d’analyse de données (data mining) sont de plus en plus utilisés pour détecter des schémas suspects dans l’attribution des marchés. L’Agence française anticorruption (AFA) recommande leur déploiement dans sa publication de 2020 sur la maîtrise du risque de corruption dans le cycle de l’achat public.
La certification ISO 37001 relative aux systèmes de management anti-corruption se développe dans le secteur public. Cette norme internationale propose un cadre méthodologique pour prévenir, détecter et traiter les problèmes de corruption, incluant le favoritisme dans les marchés publics.
La mise en place de comités d’éthique au sein des acheteurs publics constitue une pratique émergente. Ces instances peuvent intervenir en amont des procédures pour évaluer les risques de conflits d’intérêts et proposer des mesures préventives adaptées.
Les procédures de suspension administrative et judiciaire
En présence de soupçons de favoritisme, plusieurs voies procédurales permettent d’obtenir la suspension d’un marché public. Le référé précontractuel, prévu aux articles L. 551-1 et suivants du Code de justice administrative, constitue l’outil juridictionnel le plus efficace. Il permet au juge administratif de suspendre la signature du contrat jusqu’à ce qu’il ait statué sur les manquements allégués aux obligations de publicité et de mise en concurrence.
Cette procédure n’est ouverte qu’avant la signature du contrat, ce qui explique l’obligation de respecter un délai de standstill entre la notification du rejet aux candidats évincés et la signature du marché (16 jours pour une notification électronique, 11 jours dans les autres cas). Le juge dispose de larges pouvoirs : annulation partielle ou totale de la procédure, suppression de clauses destinées à figurer dans le contrat, ou injonction de se conformer à ses obligations.
Une fois le contrat signé, le référé contractuel (articles L. 551-13 et suivants du CJA) prend le relais. Ses conditions sont plus restrictives puisqu’il n’est recevable qu’en cas d’absence totale de mesures de publicité, de violation du délai de standstill ou de méconnaissance de la suspension prononcée dans le cadre d’un référé précontractuel. Le juge peut alors prononcer la nullité du contrat ou sa résiliation.
L’intervention du juge pénal et ses effets sur le contrat
Parallèlement aux procédures administratives, l’intervention du juge pénal peut avoir des conséquences significatives sur le sort du marché. Si le Parquet ouvre une information judiciaire pour délit de favoritisme, le juge d’instruction peut ordonner des mesures conservatoires, incluant la suspension de l’exécution du marché.
La Cour de cassation a confirmé, dans un arrêt du 4 mai 2006, que le juge pénal peut prononcer, à titre de peine complémentaire, l’annulation du contrat obtenu par favoritisme. Cette possibilité est expressément prévue par l’article 432-17 du Code pénal.
La condamnation pénale pour favoritisme a des répercussions administratives automatiques. L’article L. 2141-1 du Code de la commande publique prévoit l’exclusion obligatoire des procédures de passation pour les personnes condamnées définitivement pour cette infraction.
Le Conseil d’État a précisé, dans son arrêt Commune de Béziers du 28 décembre 2009, que la nullité du contrat prononcée par le juge pénal s’impose au juge administratif. Cette jurisprudence assure une cohérence entre les ordres juridictionnels et renforce l’effectivité des sanctions pénales.
Les conséquences juridiques et pratiques de la suspension
La suspension d’un marché public entraîne un gel temporaire de son exécution avec des implications juridiques et pratiques considérables. Pour l’acheteur public, elle génère une situation d’incertitude juridique qui peut compromettre la continuité du service public. Dans l’arrêt Société Tropic Travaux Signalisation (CE, 16 juillet 2007), le Conseil d’État a reconnu la nécessité de concilier la légalité des procédures avec l’impératif de sécurité juridique et de continuité des services publics.
Pour le titulaire provisoire du marché, la suspension peut entraîner des préjudices financiers significatifs, notamment s’il a engagé des investissements spécifiques. La jurisprudence administrative reconnaît un droit à indemnisation sur le fondement de la responsabilité sans faute si le titulaire est de bonne foi (CE, Société Bec Frères, 10 avril 2008).
Les candidats évincés bénéficient quant à eux d’une chance renouvelée de remporter le marché en cas d’annulation de la procédure. Ils peuvent prétendre à une indemnisation du préjudice subi du fait de leur éviction irrégulière, calculée sur la base du manque à gagner (généralement évalué à 5 à 10% du montant du marché) et des frais engagés pour participer à la consultation.
La gestion de l’urgence et de la continuité du service public
L’un des défis majeurs posés par la suspension d’un marché public est la gestion de l’urgence et la préservation de la continuité du service public. Le Code de la commande publique prévoit des dispositifs dérogatoires permettant de faire face à cette situation :
- Le recours aux marchés publics négociés sans publicité ni mise en concurrence préalables en cas d’urgence impérieuse (article R. 2122-1)
- La possibilité de conclure un marché provisoire pendant la durée de la suspension
- L’exécution aux frais et risques du titulaire défaillant (article L. 2195-6)
La théorie des circonstances exceptionnelles, développée par la jurisprudence administrative, peut justifier des dérogations aux règles habituelles de la commande publique. Dans son arrêt Heyriès du 28 juin 1918, le Conseil d’État a posé le principe selon lequel la continuité des services publics peut primer sur la stricte application des règles de droit commun en cas de circonstances exceptionnelles.
Le juge administratif apprécie avec pragmatisme les situations d’urgence. Dans l’arrêt Communauté d’agglomération Saint-Étienne Métropole (CE, 11 décembre 2013), il a validé le recours à un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence pour assurer la continuité du service public de transport malgré l’annulation du contrat initial.
Vers une réforme du droit de la commande publique face aux enjeux d’intégrité
L’évolution récente du droit de la commande publique témoigne d’une prise de conscience accrue des enjeux d’intégrité. La loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 a renforcé le dispositif français de lutte contre la corruption en créant l’Agence française anticorruption (AFA) et en instaurant l’obligation, pour les grandes entreprises, de mettre en place des programmes de conformité anticorruption.
La directive européenne 2019/1937 sur la protection des lanceurs d’alerte, transposée en droit français par la loi du 21 mars 2022, contribue à cette dynamique en facilitant le signalement des pratiques irrégulières dans les marchés publics. Les lanceurs d’alerte bénéficient désormais d’une protection renforcée contre les représailles, ce qui devrait favoriser la détection précoce des cas de favoritisme.
La dématérialisation complète des procédures de passation, généralisée depuis le 1er octobre 2018 pour les marchés supérieurs à 40 000 € HT, participe à cette transparence accrue. Elle permet une meilleure traçabilité des échanges et facilite le contrôle a posteriori des procédures.
Les pistes d’amélioration du système actuel
Plusieurs pistes d’amélioration sont envisageables pour renforcer l’efficacité du système de prévention et de sanction du favoritisme :
- Le renforcement des pouvoirs d’investigation des autorités de contrôle
- L’harmonisation des jurisprudences administrative et pénale
- La création d’une autorité indépendante spécialisée dans le contrôle des marchés publics
- Le développement de la formation des acheteurs publics
Le Conseil d’État, dans son étude annuelle de 2015 consacrée à la commande publique, a formulé plusieurs propositions en ce sens, notamment la création d’un référé en matière d’exécution qui permettrait de saisir le juge en cas d’irrégularités survenant après la conclusion du contrat.
La Commission européenne a publié en 2017 une recommandation relative à la professionnalisation de la passation des marchés publics, considérant que la formation des acheteurs constitue un levier majeur de prévention des irrégularités. Cette approche a été reprise dans la loi ASAP du 7 décembre 2020, qui a introduit des mesures de simplification tout en maintenant des garanties d’intégrité.
La réforme du droit de la commande publique s’oriente vers un équilibre entre la nécessaire souplesse des procédures et le renforcement des mécanismes de contrôle. L’enjeu est de préserver l’efficacité de l’action administrative tout en garantissant le respect scrupuleux des principes fondamentaux de la commande publique.
