Le marché des compléments alimentaires connaît une croissance exponentielle en France et en Europe, soulevant de nombreuses questions juridiques. Se situant à l’intersection du droit de l’alimentation et du droit de la santé, ces produits font l’objet d’un encadrement spécifique qui vise à protéger le consommateur tout en permettant le développement du secteur. Face à l’engouement du public pour ces produits censés combler des carences nutritionnelles ou améliorer certaines fonctions physiologiques, le législateur a dû élaborer un cadre normatif adapté. Cette réglementation complexe touche à la composition, la fabrication, l’étiquetage et la commercialisation des compléments alimentaires, tout en s’adaptant constamment aux avancées scientifiques et aux nouveaux produits qui arrivent sur le marché.
Définition juridique et statut des compléments alimentaires
La Directive européenne 2002/46/CE définit les compléments alimentaires comme « les denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique ». Cette définition a été transposée en droit français par le décret n°2006-352 du 20 mars 2006. Cette qualification juridique est fondamentale car elle détermine le régime applicable à ces produits.
Contrairement aux médicaments, qui font l’objet d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) préalable, les compléments alimentaires relèvent du régime de la déclaration. La frontière entre ces deux catégories de produits est parfois ténue, ce qui a donné lieu à une jurisprudence abondante de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Le critère principal de distinction réside dans la finalité du produit : s’il vise à prévenir ou guérir une maladie, il s’agit d’un médicament ; s’il a pour objectif de compléter l’alimentation normale, il s’agit d’un complément alimentaire.
La qualification a des conséquences majeures en termes de responsabilité. En tant que denrées alimentaires, les compléments sont soumis au règlement (CE) n°178/2002 établissant les principes généraux de la législation alimentaire. Ce texte pose le principe fondamental selon lequel les opérateurs du secteur alimentaire sont responsables de la sécurité des denrées qu’ils mettent sur le marché.
Le régime de déclaration
En France, la mise sur le marché d’un complément alimentaire est soumise à une déclaration préalable auprès de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF). Cette déclaration doit comprendre un modèle de l’étiquetage du produit. L’administration dispose alors d’un délai pour s’opposer à la commercialisation si elle estime que le produit présente un risque pour la santé publique.
Ce système déclaratif, moins contraignant que le régime d’autorisation préalable, facilite l’accès au marché pour les fabricants. Néanmoins, il n’exonère pas ces derniers de leur responsabilité quant à la conformité de leurs produits avec les exigences réglementaires. La jurisprudence administrative a d’ailleurs précisé que l’absence d’opposition de l’administration ne vaut pas validation du produit.
Réglementation des ingrédients et substances autorisés
La composition des compléments alimentaires fait l’objet d’un encadrement strict. L’arrêté du 24 juin 2014 établit la liste des plantes autorisées dans ces produits, tandis que divers règlements européens fixent les teneurs maximales en vitamines et minéraux. Cette réglementation vise à prévenir les risques de surdosage et d’interactions médicamenteuses.
Le règlement (UE) 2015/2283 relatif aux nouveaux aliments (« novel foods ») impacte fortement le secteur des compléments alimentaires. Toute substance n’ayant pas fait l’objet d’une consommation significative dans l’Union européenne avant le 15 mai 1997 doit obtenir une autorisation spécifique avant d’être incorporée dans un complément alimentaire. Cette procédure, longue et coûteuse, nécessite la constitution d’un dossier scientifique solide démontrant l’innocuité de la substance.
Les allégations de santé constituent un enjeu majeur pour les fabricants. Régies par le règlement (CE) n°1924/2006, elles font l’objet d’une évaluation scientifique par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) avant de pouvoir être utilisées. Seules les allégations figurant sur la liste positive européenne peuvent être employées, ce qui limite considérablement les arguments marketing des fabricants.
- Vitamines et minéraux : doses journalières de référence fixées par la réglementation
- Plantes : liste positive avec restrictions d’usage pour certaines espèces
- Probiotiques : encadrement spécifique en évolution
- Substances à effet nutritionnel ou physiologique : évaluation au cas par cas
La question des nanomatériaux dans les compléments alimentaires fait l’objet d’une attention particulière. Le règlement (UE) n°1169/2011 impose leur mention dans la liste des ingrédients. Par ailleurs, le principe de précaution conduit les autorités à exiger des évaluations spécifiques pour ces substances dont les effets à long terme sur la santé restent mal connus.
Le cas particulier des substances à effet pharmacologique
Certains ingrédients, comme la mélatonine ou certains extraits de plantes, se situent dans une zone grise entre complément alimentaire et médicament. La jurisprudence française a établi que la présence de substances à effet pharmacologique dans un complément alimentaire peut justifier sa requalification en médicament, avec les conséquences réglementaires que cela implique.
La Cour de cassation a ainsi jugé dans plusieurs arrêts que des compléments alimentaires contenant des substances comme le DHEA ou certains extraits de plantes à effet thérapeutique devaient être considérés comme des médicaments par fonction, indépendamment de leur présentation.
Obligations d’étiquetage et communication commerciale
L’étiquetage des compléments alimentaires est soumis aux règles générales applicables aux denrées alimentaires, édictées par le règlement (UE) n°1169/2011, mais comporte des exigences spécifiques. La dénomination « complément alimentaire » doit obligatoirement figurer sur l’emballage, accompagnée de mentions obligatoires telles que la portion journalière recommandée et un avertissement contre le dépassement de cette dose.
La liste des ingrédients doit être exhaustive et précise, mentionnant notamment la quantité de nutriments ou substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique. L’arrêté du 9 mai 2006 détaille ces exigences en droit français, en ajoutant l’obligation d’indiquer que les compléments alimentaires ne peuvent se substituer à une alimentation variée.
La publicité pour les compléments alimentaires est encadrée par plusieurs textes. Le Code de la consommation prohibe les pratiques commerciales trompeuses, tandis que le règlement (CE) n°1924/2006 limite strictement les allégations nutritionnelles et de santé. La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne a précisé que même les communications destinées aux professionnels de santé sont soumises à ces restrictions.
- Interdiction d’attribuer aux compléments des propriétés de prévention ou de traitement d’une maladie
- Obligation d’utiliser uniquement des allégations autorisées au niveau européen
- Nécessité de disposer des preuves scientifiques justifiant les allégations utilisées
Les autorités de contrôle, notamment la DGCCRF en France, surveillent attentivement la communication sur les compléments alimentaires. Les infractions peuvent donner lieu à des sanctions administratives (injonction de mise en conformité, amendes) ou pénales (délit de pratique commerciale trompeuse). Le Jury de Déontologie Publicitaire intervient pour sa part dans le cadre de l’autorégulation professionnelle.
Le cas particulier de la vente en ligne
La commercialisation des compléments alimentaires sur Internet pose des défis spécifiques. Les sites de vente en ligne doivent respecter les mêmes obligations d’information que les points de vente physiques. La directive 2000/31/CE sur le commerce électronique s’applique en complément des règles sectorielles.
Les réseaux sociaux sont devenus un canal majeur de promotion des compléments alimentaires, notamment via les influenceurs. Cette pratique fait l’objet d’une vigilance accrue des autorités. La jurisprudence récente tend à considérer que les publications d’influenceurs constituent des communications commerciales soumises aux règles sur les allégations de santé, même en l’absence de contrat formel avec le fabricant.
Contrôles et sanctions en matière de compléments alimentaires
Le contrôle des compléments alimentaires relève principalement de la DGCCRF en France. Cette administration dispose de pouvoirs d’enquête étendus : prélèvements d’échantillons, contrôles sur pièces, visites d’établissements. Les agents peuvent accéder aux locaux professionnels et exiger la communication de tout document nécessaire à l’accomplissement de leur mission.
Les laboratoires du Service commun des laboratoires (SCL) réalisent les analyses permettant de vérifier la conformité des produits. Ils recherchent notamment la présence de substances interdites ou non déclarées, comme les médicaments ou les stéroïdes anabolisants parfois retrouvés dans certains compléments destinés aux sportifs.
En cas de non-conformité, plusieurs types de sanctions peuvent être prononcées. Sur le plan administratif, la loi n°2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation a renforcé les pouvoirs de la DGCCRF, qui peut désormais prononcer des amendes administratives pouvant atteindre 3% du chiffre d’affaires. Les mesures de police administrative incluent le retrait du marché, le rappel des produits, voire la fermeture d’établissements.
Sur le plan pénal, plusieurs infractions peuvent être caractérisées :
- La tromperie (article L. 441-1 du Code de la consommation), punie de deux ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende
- La falsification (article L. 413-1 du même code), sanctionnée par des peines pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende
- L’exercice illégal de la pharmacie, lorsque le produit est requalifié en médicament
La jurisprudence montre une sévérité croissante des tribunaux, particulièrement lorsque la santé des consommateurs est mise en danger. La Cour d’appel de Paris a ainsi confirmé en 2019 une condamnation à 18 mois d’emprisonnement avec sursis et 50 000 euros d’amende pour un fabricant qui commercialisait des compléments alimentaires contenant des substances médicamenteuses non autorisées.
La coopération internationale
Face à la mondialisation du marché des compléments alimentaires et au développement de la vente en ligne transfrontalière, la coopération entre autorités nationales s’avère indispensable. Le système d’alerte rapide pour les denrées alimentaires et les aliments pour animaux (RASFF) permet l’échange d’informations entre États membres de l’Union européenne lorsqu’un risque pour la santé est identifié.
Au niveau international, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Commission du Codex Alimentarius travaillent à l’harmonisation des règles applicables aux compléments alimentaires. Ces efforts se heurtent cependant aux différences d’approches réglementaires entre zones géographiques, les États-Unis et l’Asie ayant notamment des cadres juridiques très différents de celui de l’Union européenne.
Perspectives d’évolution du cadre juridique face aux enjeux contemporains
Le cadre juridique des compléments alimentaires se trouve confronté à plusieurs défis qui appellent des évolutions réglementaires. L’émergence de nouveaux ingrédients, issus notamment des biotechnologies, soulève des questions inédites en matière d’évaluation des risques. La Commission européenne travaille actuellement à une révision du règlement sur les nouveaux aliments pour adapter les procédures d’autorisation à ces innovations.
La question des allégations de santé fait l’objet de débats intenses. Le système actuel, basé sur une évaluation scientifique rigoureuse par l’EFSA, est critiqué par l’industrie pour sa lenteur et sa rigidité. À l’inverse, les associations de consommateurs et certains États membres plaident pour un maintien, voire un renforcement des exigences. Un rapport d’évaluation du règlement (CE) n°1924/2006 est attendu, qui pourrait ouvrir la voie à des ajustements.
La numérisation du marché transforme profondément les modes de distribution et de promotion des compléments alimentaires. Les plateformes de vente en ligne, souvent établies hors de l’Union européenne, posent des défis en termes de contrôle et d’application du droit européen. Le règlement (UE) 2019/1020 relatif à la surveillance du marché vise à renforcer les contrôles sur les produits vendus en ligne, mais son efficacité reste à démontrer.
- Adaptation du cadre juridique aux nouvelles technologies d’analyse et de fabrication
- Renforcement de la coopération internationale face à la globalisation du marché
- Développement de systèmes de traçabilité basés sur la blockchain
L’harmonisation des législations au sein de l’Union européenne demeure incomplète. Si les règles relatives aux vitamines et minéraux sont largement harmonisées, ce n’est pas le cas pour les autres substances, comme les plantes. Cette situation crée des disparités entre États membres et nuit à la libre circulation des marchandises. La Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu plusieurs arrêts sur cette question, rappelant le principe de reconnaissance mutuelle tout en admettant des restrictions nationales justifiées par la protection de la santé publique.
Vers une approche plus personnalisée
La nutrition personnalisée représente une tendance majeure qui pourrait transformer l’approche réglementaire des compléments alimentaires. Les avancées en génomique, microbiomique et métabolomique permettent d’envisager des recommandations nutritionnelles adaptées au profil biologique individuel. Cette évolution soulève des questions juridiques inédites, notamment en matière de protection des données personnelles de santé.
Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) encadre strictement le traitement des données relatives à la santé, catégorie dont relèvent les informations utilisées pour la personnalisation nutritionnelle. Les fabricants de compléments alimentaires qui s’engagent dans cette voie doivent mettre en place des garanties renforcées et obtenir le consentement explicite des consommateurs.
La frontière entre acte médical et conseil nutritionnel devient plus floue avec le développement de la nutrition personnalisée. La question se pose de savoir si certaines formes de personnalisation relèvent de la pratique médicale réglementée. La jurisprudence n’a pas encore clairement tranché cette question, qui risque de devenir un enjeu majeur dans les prochaines années.
En définitive, le droit des compléments alimentaires se caractérise par sa nature hybride, empruntant au droit de l’alimentation comme au droit pharmaceutique. Cette spécificité reflète la position intermédiaire de ces produits, entre aliment et médicament. L’équilibre entre protection du consommateur et innovation reste au cœur des évolutions réglementaires à venir, dans un contexte de croissance continue du marché et d’attentes accrues des consommateurs en matière de santé et de bien-être.
