Le système français d’assurance maladie repose sur un équilibre délicat entre solidarité nationale et liberté tarifaire des professionnels de santé. Dans ce contexte, les actes non conventionnés représentent une zone grise où les patients peuvent faire face à des restes à charge significatifs. La réglementation du remboursement de ces actes constitue un enjeu majeur de politique de santé publique, à l’intersection du droit de la sécurité sociale, du droit de la consommation et du droit des assurances. Face à l’augmentation des dépassements d’honoraires et à la diversification des pratiques médicales, le législateur a progressivement mis en place un cadre normatif visant à protéger les assurés tout en préservant la liberté contractuelle des complémentaires santé.
Fondements juridiques et définition des actes non conventionnés
Pour comprendre l’encadrement du remboursement des actes non conventionnés, il convient d’abord de clarifier leur nature juridique. Un acte médical est considéré comme non conventionné lorsqu’il est pratiqué par un professionnel de santé n’ayant pas adhéré à la convention nationale conclue entre les syndicats représentatifs de sa profession et l’Assurance Maladie, ou lorsqu’il s’agit d’un acte non inscrit à la nomenclature officielle.
Le Code de la sécurité sociale, notamment en ses articles L.162-5 et suivants, établit le cadre général des relations conventionnelles entre les professionnels de santé et les organismes d’assurance maladie. L’article L.162-2 consacre quant à lui le principe fondamental de la liberté d’exercice de la médecine, qui justifie la possibilité pour certains praticiens de pratiquer des honoraires différents des tarifs conventionnels.
Trois catégories principales de médecins peuvent être distinguées selon leur rapport à la convention :
- Les médecins de secteur 1, qui appliquent strictement les tarifs conventionnels
- Les médecins de secteur 2, conventionnés mais autorisés à pratiquer des dépassements d’honoraires avec « tact et mesure »
- Les médecins non conventionnés (secteur 3), qui fixent librement leurs honoraires
La loi n°2004-810 du 13 août 2004 relative à l’assurance maladie a constitué un tournant majeur dans l’encadrement des actes non conventionnés, en instaurant le parcours de soins coordonnés et en renforçant les mécanismes de régulation des dépassements d’honoraires. Cette réforme visait à limiter l’impact financier des actes non conventionnés sur les dépenses d’assurance maladie tout en préservant l’accès aux soins.
Juridiquement, le statut des actes non conventionnés soulève des questions complexes en termes de droit des patients. La Cour de cassation a ainsi eu l’occasion de préciser, dans un arrêt du 4 avril 2019 (n°18-15.895), que l’information préalable du patient sur le coût des actes non remboursables constitue une obligation déontologique dont la méconnaissance peut engager la responsabilité du praticien.
Régime de prise en charge par l’Assurance Maladie obligatoire
Le régime de remboursement des actes non conventionnés par l’Assurance Maladie obligatoire obéit à des règles spécifiques, qui traduisent la volonté du législateur de maintenir un équilibre entre solidarité nationale et responsabilisation des assurés.
Pour les actes pratiqués par des médecins non conventionnés, l’article R.162-52 du Code de la sécurité sociale prévoit un remboursement sur la base d’un tarif d’autorité, fixé à des niveaux très inférieurs aux tarifs conventionnels. Ce tarif d’autorité n’a pas été revalorisé depuis 1980 et s’établit à des montants symboliques : 0,98€ pour une consultation de médecine générale, contre 25€ pour le tarif conventionnel en secteur 1.
Concernant les actes pratiqués par des médecins conventionnés en secteur 2, l’Assurance Maladie rembourse sur la base du tarif conventionnel, sans prendre en compte le dépassement d’honoraires. La jurisprudence administrative a confirmé la légalité de ce dispositif, considérant qu’il ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit à la protection de la santé (Conseil d’État, 29 décembre 2004, n°254194).
Pour les actes hors nomenclature, c’est-à-dire non inscrits à la Classification commune des actes médicaux (CCAM) ou à la Nomenclature générale des actes professionnels (NGAP), aucune prise en charge n’est prévue par l’assurance maladie obligatoire. Ces actes relèvent intégralement du financement par l’assuré ou sa complémentaire santé.
La loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a introduit un dispositif visant à limiter les dépassements d’honoraires excessifs, en permettant aux directeurs de caisses primaires d’assurance maladie de prononcer des pénalités financières à l’encontre des praticiens concernés. Ce mécanisme, codifié à l’article L.162-1-14-1 du Code de la sécurité sociale, témoigne d’une volonté de renforcer l’encadrement des pratiques tarifaires non conventionnelles.
L’analyse de la jurisprudence montre que les tribunaux tendent à valider ces mécanismes de régulation, tout en veillant à ce qu’ils respectent le principe de proportionnalité et les droits de la défense des professionnels concernés (Cour de cassation, chambre sociale, 9 octobre 2014, n°13-19.493).
Évolution du cadre réglementaire
L’évolution du cadre réglementaire montre une tendance à la limitation progressive des dépassements d’honoraires, notamment à travers des dispositifs incitatifs comme l’Option de pratique tarifaire maîtrisée (OPTAM), créée par la convention médicale de 2016, qui a remplacé le Contrat d’accès aux soins (CAS).
Obligations des complémentaires santé et contrats responsables
L’encadrement du remboursement des actes non conventionnés par les organismes complémentaires s’articule principalement autour du dispositif des contrats responsables, institué par la loi n°2004-810 du 13 août 2004 et significativement renforcé par le décret n°2014-1374 du 18 novembre 2014.
Ce dispositif conditionne l’octroi d’avantages fiscaux et sociaux aux contrats d’assurance complémentaire santé qui respectent certaines règles de prise en charge, notamment concernant les dépassements d’honoraires. L’article R.871-2 du Code de la sécurité sociale fixe ainsi des plafonds de remboursement pour les dépassements d’honoraires des médecins n’ayant pas adhéré à l’OPTAM ou à l’OPTAM-CO (pour les chirurgiens et obstétriciens).
Concrètement, les contrats responsables ne peuvent rembourser les dépassements d’honoraires des médecins non adhérents à l’OPTAM qu’à hauteur de 100% du tarif de la sécurité sociale (depuis le 1er janvier 2017), et ce remboursement doit être inférieur d’au moins 20% à celui prévu pour les médecins adhérents. Cette disposition vise à créer une incitation financière pour les assurés à consulter des praticiens aux tarifs maîtrisés.
La réforme du 100% santé, instaurée par la loi n°2018-1203 du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019, a renforcé cette logique en intégrant de nouvelles obligations dans le cahier des charges des contrats responsables, notamment concernant la prise en charge intégrale de certains équipements d’optique, d’audiologie et de prothèses dentaires.
- Plafonnement des remboursements pour les médecins non adhérents à l’OPTAM
- Obligation de différenciation dans la prise en charge selon l’adhésion ou non aux dispositifs de modération tarifaire
- Interdiction de rembourser certaines franchises et participations forfaitaires
Le non-respect de ces obligations par un organisme complémentaire entraîne la requalification du contrat en contrat non responsable, avec des conséquences fiscales significatives : application de la taxe de solidarité additionnelle (TSA) au taux majoré de 20,27% au lieu de 13,27%, et pour les contrats collectifs d’entreprise, réintégration dans l’assiette de calcul des cotisations sociales de la part employeur finançant la complémentaire santé.
La jurisprudence a confirmé la validité de ce dispositif au regard du droit de la concurrence et de la liberté contractuelle. Dans un arrêt du 17 janvier 2018 (n°401607), le Conseil d’État a ainsi jugé que les limitations imposées aux contrats responsables ne portaient pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre des organismes complémentaires.
Impact de la réforme du 100% santé
La mise en œuvre progressive de la réforme du 100% santé depuis 2019 a modifié substantiellement l’articulation entre assurance maladie obligatoire et complémentaire pour certains actes jusqu’alors mal remboursés, notamment en optique et en dentaire. Cette réforme a introduit la notion de paniers de soins à tarifs plafonnés et intégralement pris en charge, réduisant ainsi le périmètre des actes susceptibles de générer des restes à charge importants.
Protection des droits des assurés face aux actes non conventionnés
La protection des droits des assurés confrontés à des actes non conventionnés s’articule autour de trois axes principaux : le droit à l’information, les mécanismes de régulation des pratiques tarifaires et les voies de recours spécifiques.
En matière d’information, l’article L.1111-3 du Code de la santé publique, modifié par la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016, impose aux professionnels de santé d’informer préalablement les patients sur les tarifs des actes effectués et le montant du dépassement éventuel. Pour les dépassements supérieurs à un seuil fixé par arrêté (70€ actuellement), cette information doit être accompagnée d’un devis écrit.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n°2013-684 DC du 29 décembre 2013, a validé ces obligations d’information, considérant qu’elles constituaient une garantie légale du droit à la protection de la santé et ne portaient pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre des professionnels.
Concernant la régulation des pratiques tarifaires, la commission des pratiques tarifaires, instituée dans chaque département par la convention médicale, peut être saisie en cas de dépassement d’honoraires jugé excessif. Cette commission, composée paritairement de représentants des médecins et de l’assurance maladie, dispose d’un pouvoir de sanction gradué, pouvant aller jusqu’à la suspension du droit à pratiquer des dépassements.
Par ailleurs, le médiateur de l’assurance maladie, créé par la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016, peut être saisi par les assurés pour des litiges concernant la prise en charge des actes non conventionnés. Cette procédure constitue une voie de règlement amiable des conflits, alternative aux recours contentieux.
En cas d’échec des voies amiables, plusieurs recours juridictionnels sont ouverts aux assurés :
- Recours devant la Commission de recours amiable (CRA) de la caisse primaire d’assurance maladie, puis devant le Tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS)
- Action en responsabilité contre le professionnel de santé devant les juridictions civiles en cas de manquement à l’obligation d’information
- Saisine de l’Ordre des médecins pour manquement à la déontologie médicale, notamment au principe du « tact et mesure » dans la fixation des honoraires
La jurisprudence a progressivement précisé les contours de ces protections. Dans un arrêt du 5 février 2014 (n°12-19.697), la première chambre civile de la Cour de cassation a ainsi jugé que le défaut d’information préalable sur le coût d’un acte médical non remboursable causait nécessairement un préjudice au patient, indemnisable sur le fondement de la perte de chance.
Plus récemment, la Haute Autorité de Santé (HAS) a publié des recommandations sur l’information des patients concernant les actes non remboursés, contribuant ainsi à renforcer les bonnes pratiques en la matière.
Cas particulier des situations d’urgence
Dans les situations d’urgence médicale, des dispositions spécifiques s’appliquent pour protéger les patients contre des dépassements d’honoraires injustifiés. L’article L.162-5-13 du Code de la sécurité sociale interdit ainsi aux médecins de pratiquer des dépassements lorsqu’ils interviennent dans le cadre de la permanence des soins ou en cas d’urgence.
Perspectives d’évolution du cadre juridique face aux nouveaux défis
Le cadre juridique du remboursement des actes non conventionnés fait face à plusieurs défis qui appellent des évolutions législatives et réglementaires. La tension entre maîtrise des dépenses de santé et garantie d’un accès équitable aux soins constitue le fil conducteur de ces transformations.
L’un des enjeux majeurs concerne l’intégration des innovations thérapeutiques dans le système de remboursement. De nombreux actes innovants demeurent hors nomenclature pendant plusieurs années avant d’être évalués et potentiellement intégrés à la CCAM. Ce décalage temporel crée des inégalités d’accès aux soins et soulève des questions éthiques et juridiques complexes.
La loi n°2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a introduit des mécanismes visant à accélérer l’évaluation et la prise en charge des innovations, notamment à travers le forfait innovation prévu à l’article L.165-1-1 du Code de la sécurité sociale. Cette disposition permet une prise en charge temporaire et dérogatoire d’actes innovants pendant la phase d’évaluation.
La question de l’accessibilité financière des soins face aux dépassements d’honoraires constitue un autre défi majeur. Les dispositifs successifs (secteur optionnel, CAS, OPTAM) n’ont pas permis de résoudre complètement la problématique des restes à charge élevés pour certains actes.
Dans ce contexte, plusieurs pistes d’évolution sont envisagées :
- Renforcement des plafonds de dépassements autorisés dans le cadre des contrats responsables
- Extension du dispositif du 100% santé à de nouveaux domaines de soins
- Mise en place d’un encadrement plus strict des tarifs pour certains actes sensibles
- Développement de mécanismes d’information plus transparents sur les tarifs pratiqués
La directive européenne 2011/24/UE relative à l’application des droits des patients en matière de soins transfrontaliers, transposée en droit français par le décret n°2013-1216 du 23 décembre 2013, introduit par ailleurs une nouvelle dimension dans la problématique du remboursement des actes non conventionnés. En permettant aux assurés de se faire soigner dans un autre État membre et d’obtenir un remboursement sur la base des tarifs français, cette directive ouvre des perspectives inédites qui pourraient influencer l’évolution du cadre national.
Enfin, le développement de la télémédecine, accéléré par la crise sanitaire de la Covid-19, pose de nouvelles questions juridiques concernant la tarification et le remboursement d’actes médicaux réalisés à distance. L’avenant 6 à la convention médicale, signé en juin 2018, a commencé à intégrer ces actes dans le droit commun du remboursement, mais de nombreuses zones grises subsistent.
La Cour des comptes, dans son rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale publié en octobre 2021, a formulé plusieurs recommandations visant à améliorer l’encadrement des dépassements d’honoraires et à réduire les inégalités d’accès aux soins qui en résultent. Ces orientations pourraient inspirer de futures réformes législatives.
Vers un nouvel équilibre entre solidarité et liberté tarifaire
L’encadrement juridique du remboursement des actes non conventionnés se trouve à la croisée de plusieurs principes fondamentaux : la protection de la santé, la liberté d’exercice de la médecine, la solidarité nationale et la liberté contractuelle. La recherche d’un équilibre optimal entre ces principes constitue l’horizon des évolutions législatives et réglementaires dans ce domaine.
Les réformes successives témoignent d’une tendance à renforcer progressivement les mécanismes de régulation des pratiques tarifaires, tout en préservant des espaces de liberté nécessaires à l’innovation et à l’adaptation du système de santé aux besoins diversifiés de la population.
La loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 a introduit de nouvelles dispositions visant à limiter le reste à charge des patients pour certains actes non conventionnés, notamment en établissant des mécanismes de tarification négociée pour les dispositifs médicaux innovants.
Par ailleurs, la Stratégie nationale de santé 2018-2022 a fixé comme objectif la réduction des inégalités d’accès aux soins liées aux dépassements d’honoraires, en renforçant les dispositifs de régulation et en développant les pratiques tarifaires maîtrisées.
Le Conseil d’État, dans un avis contentieux du 3 juillet 2020 (n°428688), a rappelé que les limitations apportées à la liberté tarifaire des professionnels de santé devaient respecter le principe de proportionnalité et ne pas entraver l’exercice effectif de leur profession. Cette jurisprudence trace une ligne directrice pour les futures évolutions du cadre juridique.
La question de l’articulation entre assurance maladie obligatoire et complémentaire dans la prise en charge des actes non conventionnés fait également l’objet de réflexions. Le rapport Libault sur le grand âge et l’autonomie, remis au gouvernement en mars 2019, a proposé de repenser cette articulation pour certains actes essentiels à la prise en charge des personnes âgées dépendantes.
La digitalisation du système de santé offre de nouvelles perspectives pour améliorer la transparence des pratiques tarifaires et faciliter l’information des patients. Le développement d’applications permettant de comparer les tarifs pratiqués par les professionnels de santé, comme le service Ameli-direct, contribue à renforcer le pouvoir de décision des assurés face aux actes non conventionnés.
Enfin, l’approche comparative avec d’autres systèmes européens montre que la France se situe dans une position intermédiaire entre des modèles fortement régulés (comme le National Health Service britannique) et des systèmes plus libéraux. Cette position médiane pourrait évoluer vers une régulation plus affirmée des pratiques tarifaires, tout en maintenant des espaces de liberté nécessaires à l’innovation médicale.
En définitive, l’encadrement juridique du remboursement des actes non conventionnés constitue un chantier en perpétuelle évolution, reflétant les tensions et les équilibres qui traversent notre système de protection sociale. La recherche d’un modèle conciliant solidarité, équité d’accès aux soins et liberté d’exercice demeure l’horizon des transformations à venir.
